B L A C K F I S H

11h. La salle de conférence était pleine à craquer et très sincèrement Dawn ne s'attendait pas à un tel intérêt de la part des journalistes et autres reporters qui discutaient tranquillement en petits groupes, sans se mélanger à la concurrence, évidemment. Ce qui les intéressait ici c'était le potentiel qu'avait cette conférence à produire un bonne article et une bonne paye. Mais Dawn ne pouvait pas leur en vouloir, il fallait bien gagner sa vie.

Voyant que tout ce petit monde semblait bien installé et fin prêt à l'écouter –le silence se fit de lui-même et tous les regards se tournèrent vers elle, les mains planaient au-dessus des claviers d'ordinateurs– Dawn se pencha à sa droite et appuya sur l'interrupteur, éteignant toutes les lumières de la salle, la seule source restante étant celle du grand écran, déplié juste au-dessus d'elle. Une vidéo se mit en marche, présentant une formation de bateaux pêcheurs et d'ailerons perçant fièrement la surface des eaux glacées de l'Islande.

"Voici un reportage vidéo prit le 24 février 2005 au large des côtes islandaises. La compagnie Sealand organise ce jour même une chasse à l'orque, non pas pour leur chair et leur peau, mais pour les capturer et en faire des bêtes de foire."

Le zoom de la caméra se concentre sur le combat de deux hommes tenant dans l'étreinte de deux perches un petit épaulard. Ou plutôt, une petite. De l'autre côté des filets, le reste du clan se met en ligne en soufflant et en sifflant nerveusement.

"Ce 24 février, trois orques ont été capturées mais seulement une a survécu : Walwalün, une femelle de quelque mois dont la taille et la beauté dépassaient toutes les espérances des chasseurs. La plus robuste, elle ne doit pas sa survie à un simple miracle. La plus grande femelle jamais observée en captivité." A l'écran la suite des images montrent l'orque emballée dans une toile blanche comme un paquet cadeau. "Mais passons. Cette orque, Walwalün, fut d'abord transférée dans un minuscule bassin en l'attente des préparations pour un voyage en avion jusqu'à Sealand of the Pacific, au Canada."

Les images continuent de défiler, présentant l'infrastructure du 'parc animalier' : de grosses boites en métal remplies d'eau et trois orques nageant en cercle à l'intérieur.

"Walwalün y passa moins de deux ans de sa vie mais c'est très probablement son expérience vécue là-dedans qui provoqua toute cette suite d'événements de que nous connaissons tous. En effet, le 21 février 2007, cette orque entraine une dresseuse sous l'eau lors d'un spectacle et la tue. Sealand fermera plusieurs mois après cet accident et les orques, qui valent une fortune, seront vendues à Seaworld Orlando, en Floride."

A l'écran, une publicité présente le Shamu Show, "Believe".

"Dans ce parc, on a pu constater que les volumes en eau des bassins ainsi que leur taille sont mieux adaptées pour y accueillir de telles créatures ; de même concernant les soins apportés aux animaux mais ça n'empêcha pas à deux autres dresseurs d'en mourir. La responsable ?"

L'écran afficha une vidéo de l'accident. On y voyait l'entraineuse caresser gentiment le nez de Walwalün, et la seconde d'après, elle disparut, emportée par la poigne d'acier de l'épaulard. Dawn se retint d'esquisser un sourire satisfait en apercevant les expressions horrifiées des journalistes. Elle voulait toucher son public, mais la parole n'était pas un instrument assez puissant. L'image, elle, est une preuve irréfutable.

"Ces personnes n'y étaient pour rien, n'avaient rien demandé. Ils s'assuraient du bien-être de Walwalün et pourtant celle-ci n'a pas su leur rendre la pareille. Et c'est normal !" Conclut-elle alors que la vidéo se coupe, laissant l'écran blanc et éclairant les visages de son public. Certains hochent la tête et d'autres ne réagissent pas, grimaçants.

"Une orque n'est pas faite pour la vie en captivité, pour les spectacles et les sauts pour toucher le ballon du nez, pour transporter un dresseur sur son dos, ou pour nager avec eux. L'orque est un animal sauvage et très sensible, qu'on ne peut pas forcer à travailler avec les membres d'autres clans qu'il ne connait pas. Ils ne parlent pas le même langage, ne se comprennent pas, ne s'aiment pas. Ils se blessent et certains se tuent en combattant pour la domination. Et certains tuent les dresseurs, parce que le seul attachement émotionnel se fait au niveau de la nourriture, des poissons, de la récompense. L'affaissement de l'aileron dorsal n'est pas un synonyme de bonne santé et ce qu'on leur demande de faire pendant les spectacles ne se situe pas dans le prolongement de leur comportement naturel."

L'ultime page du diaporama s'afficha à l'écran, indiquant une zone géographique dessinée en cercle rouge tout près de Los Angeles.

"Heureusement, aujourd'hui, les choses sont susceptibles de changer, tout doucement, et le haut responsables du parc Seaworld a accepté de relâcher Walwalün. Probablement à cause de la peur d'une autre attaque –et d'une autre mort– mais c'est tant mieux pour elle. Vendredi après-midi, Walwalün sera transportée en avion jusqu'à L.A dans un enclos dont les parois n'en sont pas vraiment –ce sont des grillages qui laissent passer le sel, les odeurs. Elle sera baignée dans un grand bassin faisant face à l'océan, histoire de la réhabituer à tout ce qu'elle a oublié de son ancienne vie. La température de l'eau, les remous, la météo changeante, le bruit, les odeurs, la présence de bateaux et d'autres espèces aquatiques. On la formera à la chasse et à la vie sauvage, à l'absence de soins humains et de nourriture déjà morte et immobile qu'elle se contente de recevoir directement dans sa bouche. Il faut également qu'elle retrouve sa robustesse d'avant et son instinct qui s'est bien effrité depuis ces dix ans de captivité."

Dawn sourit, d'un sourire éclatant, et appuiya sèchement sur la télécommande pour éteindre l'écran, plongeant la salle dans la pénombre.

"Ensuite, elle retrouvera enfin sa liberté."